Tout commence par la récolte. Réunir, garder, accumuler des choses : tubes en carton, bouchons, tasseaux en bois ou branches tombées après une tempête
Une collection implique une sélection et une classification, c’est-à-dire, la recherche d’un principe d’identité. Le fait que les choses ainsi rassemblées soient du même genre ou de la même espèce ne garantit pas pour autant qu’il y ait entre chacune un rapport intrinsèque. On peut même penser au contraire que le fait qu’il y en ait beaucoup ou qu’un bon nombre soit du même genre pourrait mettre de la distance entre elles et, supprimant leur caractère singulier, les réduirait seulement à n’être qu’un élément de la série.
D’où la présence de cette trame, faite de lacets, de nœuds, d’amarre pour lier les choses. Des rubans, des fils, des cordes colorées entourent, retiennent, portent les pièces récoltées mais laissent libre leur mode de formation. C’est dans le jeu tendu entre l’élément qui se répète et l’ordre flexible provoqué par le laçage, que nous apercevons le paradoxe d’une discipline géométrique en contact avec une pulsion affective.
Il a y sûrement quelque chose de primordial dans cet acte de lier, une énergie physique toujours présente, comme si cette articulation était un authentique nœud ontologique entre les êtres. Cette « couture des choses » fait penser à l’historien d’art Gottfried Semper qui concevait l’origine de l’œvre d’art à partir du concept de la tectonique, comme une structure articulée délimitant un champ spatial (il s’agit d’ailleurs d’une divergence évidente avec la tradition classique qui voyait, comme origine des arts plastiques, la latence de la forme dans la matiére solide ; ce concept constructif de la tectonique nie la pulsion mimétique qui extrait la forme de la matière). La même chose vaut pour l’art du tissage, de la charpente, et pour la construction de la cabane primitive en fibre végétale et en bois. Ce sont des structures légères et articulées qui tendent vers l’immatérialité et qui valorisent la liaison entre les éléments qui les constituent. A la limite, il s’agirait d’une forme qui se modèle aux conditions existantes, qu’elles soient physiques, psychologiques, corporelles, en fait, à ce que nous avons dans le lieu.
Cependant, le défi de l’artiste est ici d’intervenir dans un espace déjà chargé d’une intention artistique. Il ne s’agit pas d’un cube blanc conventionnel, mais de l’architecture de Le Corbusier, d’un Le Corbusier qui venait de découvrir l’espace sacré, celui dans lequel les hommes désirent faire communiquer la terre avec le ciel. Dans cet espace tourné vers l’intérieur, l’architecte a construit une vraie tension visuelle qui parcourt tout le bâtiment, tout en poussant les limites dialectiques entre ce qui est répétitif et ce qui est singulier, entre géométrie cartésienne et émotion plastique, matière et lumière, ligne droite et courbe, plan et profondeur.
C’est justement là que réside le point de connection entre les installations d’Iracema Barbosa et l’œuvre de Le Corbusier : dans l’échange incessant entre les ordres divergents. Les interventions de l’artiste s’inscrivent dans le parcours interne du bâtiment, et se localisent dans des points stratégiques : dans l’oratoire, dans le couloir à côté de la bibliothèque, dans l’atrium, dans le petit conduit et dans la crypte. L’idée est de se laisser aller au fil de la « promenade architecturale » conçue par l’architecte. Mais suivre ce raisonnement dialectique implique de le contredire, et c’est ce que fait l’artiste avec ses structures instables, faites de bouchons, de tasseaux, de branches et de tubes qui résonnent contre la densité solide et abrasive de la matière constructive de l’édifice.
Bois de carnaval amène une forêt cultivée à l’intérieur, mais de façon inverse, car les branches tombent librement du plafond, effleurant les aspérités du mur tout le long du couloir étroit. La lumière en mouvement qui entre par les brèches percées dans le mur rêche, accentue la vibration chromatique et le jeu d’ombre et lumière et rend l’espace encore plus « indécidable ». The Tube donne le sentiment de l’instabilité en se réverbérant sur les niveaux du sol de la crypte ; les éléments se seraient éparpillés au hasard si une corde ne les liait pas entre eux, si leur propre poids ne créait pas une concentration. Les tasseaux colorés des Equilibristes provoquent une instabilité optique, due au jeu des couleurs (les tons sont intentionnellement proches et mates pour adhérer au bois), et une instabilité physique par la quantité et la disposition « dérangée », que l’architecture se révèle insuffisante à tenir ensemble. Le corps n’arrive pas à décider si les tasseaux sont au repos ou en mouvement, d’autant plus qu’en réalité, ils seraient plutôt dans l’imminence d’une chute.
Face à l’expressivité plastique grandiose du couvent de la Tourette, les délicates interventions proposées ne cachent pas cependant une certaine fragilité. Elles mettent en évidence leur différence en rapport avec le moderne, car elles démontrent, par contraste, que la tension plastique chez Le Corbusier se base sur une notion d’équilibre encore classique, d’autant que ces puissantes articulations constructives dépendent encore de la démonstration souveraine d’une volonté expressive.
Les installations d’Iracema Barbosa nous placent dans une réflexion sur la condition dramatique de la présence dans la contemporanéité, qui semble seulement admettre des arrangements précaires, des connections provisoires. Mais cela ne signifie pas, et c’est justement ce que l’artiste démontre, que l’art doit se conformer à une façon d’habiter sans substance, comme si des formes d’expérience corporelle et de vie n’étaient plus possibles.
(Texte écrit par João Masao Kamita pour le catalogue de l’exposition démesurer au couvent de la Tourette)